mardi 12 avril 2016

Fort Buchanan (Benjamin Crotty, 2014)

Pour pénétrer dans Fort Buchanan, il faut abandonner beaucoup d'habitudes, laisser au vestiaire le goût pour le réel et se confronter à un monde qui n'existe que dans le cinéma. C'est d'abord un cadre très carré, un récit filmé en 16 mm format que l'on a bien oublié depuis le numérique. Le grain à l'image fait partie du projet et les gros plans des acteurs principaux accueille le spectateur pour 65 minutes. Pas de fort pour l'instant, mais l'orée d'une forêt qui sert de décor à ces quelques acteurs et actrices qui ne parlent que d'une chose : leurs maris soldats à l'autre bout du monde.

Andy Gillet, que l'on connaît surtout pour Les Amours d'Astrée et de Céladon d'Eric Rohmer est Roger. Il est le plus éploré de tous, son mari Frank (David Baiot, un comédien du soap opéra de France 3 Plus belle la vie – série que je n'ai jamais regardée) est au Fort Buchanan, à Djibouti, dans une caserne. Leur fille de 18 ans, Roxy (Iliana Zabeth), pulpeuse demoiselle qui dévoile ses courbes et son regard de braise, a décidé d'intégrer l'école militaire de Saint-Cyr. Double inquiétude pour son papa qui n'en peut plus de cette vie entourée de soldats.

On ne saura jamais comment un couple d'hommes a pu avoir une fille. Mais c'est ceci qui est au cœur du film de Benjamin Crotty, jeune réalisateur exilé du nord ouest des Etats-Unis pour tourner, au beau milieu de la Meuse, puis en Tunisie quand le film est censé se dérouler à Djibouti, cet étrange partition filmique qu'est Fort Buchanan. Il crée une cosmogonie proche du fantastique où même les hommes peuvent tomber enceinte, où les sexualités ne sont pas des questions sociales et où le désir et le sensualité traînent à chaque coin du cadre.

Il s'agit bien d'une partition musicale et chorégraphiée dans Fort Buchanan. Autour de Roger, personnage pivot, quatre femmes et un homme tournent. La délurée Justine (Mati Diop), l'androgyne Denise (Judith Lou Levy), la vamp Pamela (Pauline Jacquard), la sage Nancy (Nancy Lane Kaplan) et il ne faut pas oublier le fermier (Guillaume Palin) à l'accent du sud ouest, uniquement vêtu d'un débardeur blanc et d'un vieux jean, le seul affublé de deux enfants depuis le décès de son époux. Chacun tente de consoler son prochain. Chacun dévoile sa frustration sexuelle.

Les dialogues que se lancent les personnages sont issus, dixit le cinéaste, d'une immense base de données confectionnée à partir de répliques entendues dans des soap opéras américains. Des phrases toute faites que l'on entend dans les bouches des acteurs des séries télé, autant de clichés qui explosent devant le parti-pris formel volontariste. Le résultat et l'effet sur le spectateur sont très étonnants, évoquant les méthodes godardiennes de citations tout azimut tout autant que les rapports amoureux chers à Rohmer.

La deuxième partie du film quitte les bois de Lorraine pour le désert africain. Les épouses et Roger, accompagnés de Guillaume – sans raison apparente – rejoignent enfin les maris. Pas de chance pour Roger, Frank a trouvé à Djibouti un autre homme, plus jeune et plus vigoureux. La caserne ne ressemble pas à une caserne, pas plus que la cabane de la forêt ne ressemblait à un immeuble. Mais sous le soleil qui tape, la rupture entre les deux maris n'en finit pas d'avoir des répercussions. Le retour en France finira avec l'implosion du groupe, le début de la solitude pour Roger.

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