jeudi 3 décembre 2015

Mia Madre (Nanni Moretti, 2015)

Le réalisme au cinéma, ce douloureux problème. Filmer la vraie vie des gens, voilà ce que c'est le réalisme au cinéma. Ainsi, le premier plan de Mia madre montre des ouvriers qui manifestent avec des pancartes de revendication. Le plan séquence dure à peu près une minute, la caméra s'élève pour montrer qu'en face des manifestants se trouvent des policiers casqués et armés de matraque. Le plan séquence s'arrête pour offrir des plans pris au milieu de l'affrontement entre la police et les ouvriers. Ces derniers se prennent des coups de matraque. Le spectateur est au cœur de la vraie vie, quand soudain, hors champ, on entend « coupez, coupez ». En moins de trois minutes, Nanni Moretti nous démontre, sans effort et sans didactisme pompeux, que le réalisme au cinéma n'est qu'une histoire de mise en scène, que tout ce qu'on voit sur l'écran n'est que le reflet de la réalité, que le cinéma n'est que la vision d'un cinéaste. La vraie vie des gens, ça n'existe pas.

Cette voix qui dit « coupez, coupez », c'est celle de Margherita (Margherita Buy), une femme quinquagénaire qui exerce le métier de cinéaste. Elle trouve que ce qu'elle vient de mettre en scène n'est pas assez réaliste, que le cameraman n'aurait pas dû trop s’immerger dans l'affrontement et que la doublure de sa vedette risque d'être reconnue. Ceux qui ont vu Le Jour de la première de Close up, le court-métrage de Nanni Moretti tourné en 1994, auront reconnu que l'exigence extrême de Margherita est en tous points similaires à la montagne de détails et de précisions que Moretti demandaient aux employé de son cinéma le jour de la sortie du film de Kiarostami (Close up, 1990). Court-métrage d’autoflagellation sur la maniaquerie du cinéaste. Même si on peut se demander jusqu'à quel point Nanni Moretti mettait en scène son caractère. Quoi qu'il en soit, dans Mia madre, Margherita est largement inspirée de Nanni Moretti. Elle est son double cinématographique.

Elle tourne un film, social ou politique, comme il s'en tourne des dizaines aujourd'hui montrant l'arrogance d'un patron face à ses employés. Le tournage ne se passe pas aussi bien qu'elle l'espérait. Margherita décide de se séparer de Vittorio (Enrico Ianniello), l'un des acteurs du film (un rôle d'ouvrier). Elle a du mal à donner des indications cohérentes à l'actrice principale (Anna Bellato). Sa direction d'acteur est amphigourique, consistant à ce qu'elle joue à la fois le personnage et elle-même, comme une sorte de double imaginaire. Tout ça pour accentuer l'effet du réalisme. Et pour incarner le patron, la production a engagé Barry (John Turturro), acteur hollywoodien mythomane (il est persuadé d'avoir tourné pour Kubrick) et histrion mégalomane qui va irriter Margherita tout autant qu'il amusera la galerie. On peut se demander pourquoi elle a fait venir un acteur connu et américain. Sans doute pour la même raison que Vincent Lindon est devenu un chômeur pour montrer la vraie vie des gens dans La Loi du marché, pour attirer le public.

Gérer Barry est devenu l'angoisse de Margherita. Comment sonner réaliste avec un acteur qui parle à peine italien et qui oublie ses dialogues ? Comment gérer ses petites fantaisies du quotidien ? L'une des scènes les plus hilarantes du film est celle de tournage d'une séquence dans une voiture. Premier essai avec un camion qui tire le véhicule. Barry et un personnage de cadre dans l'auto, Margherita et les caméras sur le camion. Barry, comme dans les vieux films, tourne le volant, dynamitant tout réalisme. Deuxième essai, les caméras sont fixées sur le pare-brise, mais Barry ne voit plus la route. C'est encore pire. Pour Nanni Moretti, il ne s'agit pas de montrer le quatrième mur et Mia madre n'est pas un film sur le cinéma, il cherche avec ces séquences à montrer comment le réalisme au cinéma peut se créer ou au contraire s'évaporer. Plus qu'un travail minutieux du metteur en scène, c'est une question de confiance envoyée au spectateur.

Le film joue sur trois niveaux de narration. Les séquences du film politique que Margherita tourne, des scènes oniriques que l'on ne décèle jamais (encore un effet du pouvoir du réalisme) et la vie quotidienne familiale de Margherita. Nanni Moretti joue son frère Giovanni. Leur mère Ada (Giulia Lazzarini) est à l'hôpital. Ses jours sont comptés. La fille de Margherita, Livia (Beatrice Mancini) vit son adolescence dans cette ambiance morose. Trois femmes de trois générations. Alors que Nanni Moretti vient de nous montrer à quel point la fabrication du réalisme au cinéma est complexe et difficile, il se lance dans le plus grand défi du cinéma : émouvoir jusqu'au larmes sans qu'on ait l'impression de se faire prendre au piège du chantage affectif. Tout est une question de point de vue (Giovanni, plus posé, prend en charge la narration), de cadrage (pas de gros plans lacrymaux) et de couleurs (pas la peine de faire grisâtre pour signifier la douleur). Et c'est avec ces moyens évidents que le réalisme prend forme et que le spectateur peut rire et pleurer sans honte en regardant Mia madre. Du grand art.

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