lundi 13 juillet 2015

Le Charme discret de la bourgeoisie (Luis Buñuel, 1972)


Les scènes de repas ont une très grande utilité au cinéma. Elles sont assez simples à filmer, les personnages ne bougent pas et le cadre peut être modulable facilement. Elle servent aux déclarations d'amour, aux disputes cathartiques, aux révélations explosives ou à faire une pause dans le récit. Dans Le Charme discret de la bourgeoisie, Luis Buñuel et son scénariste Jean-Claude Carrière ont eu une idée imparable et monumentale. Ils imaginent ce qui se passerait si un groupe d'amis ne réussissaient jamais à dîner ensemble. Tout le récit du film est décliné sur cette idée amusante.

Ce sont les Sénéchal qui invitent. Monsieur (Jean-Pierre Cassel) et Madame (Stéphane Audran) vivent dans une maison cossue dans une belle propriété en banlieue chic. « Quelle surprise ! Si je m'attendais à vous voir ce soir ! », s'exclame Alice Sénéchal quand sa bonne l'appelle parce que Raphaël (Fernando Rey) est venu dîner avec les Thévenot, Monsieur (Paul Frankeur), son épouse Simone (Delphine Seyrig) et la sœur de cette dernière Florence (Bulle Ogier). Qui s'est trompé dans la date de l'invitation ? Personne ne le saura vraiment.

Mais aussitôt, Alice part avec eux dans une auberge que Thévenot connaît bien. L'auberge est vide de client et tandis que les amis se demandent quel apéritif ils vont boire (Florence a une sacrée tendance à vouloir tout le temps boire) et qu'ils lisent le menu avec un certain dédain, ils se rendent compte dans la pièce à côté, une veillée funèbre a lieu. La patron est mort. Certes, les aubergistes affirment qu'ils feront malgré tout un excellent dîner, il n'empêche qu'ils décident de quitter le restaurant.

Les rencontres entre les six amis se poursuivront ainsi avec chaque fois le même résultat navrant : ils ne dîneront pas. Parmi tous ces rendez-vous avortés, deux sont particulièrement soignés. L'un a lieu chez un colonel d'armée (Claude Piéplu), mais arrivés dans la salle à manger, les Thévenot, Sénéchal et Raphaël se trouvent sur une scène de théâtre. L'autre est dans un café où les trois dames veulent boire un thé. Hélas pour elles, il n'y a plus de thé, ni de tisane, ni de café, parce que l'affluence a été exceptionnelle ce jour-là, selon la garçon de café guindé.

Ce qui intéresse autant Buñuel et Carrière que ces dîners, ce sont les scènes entre les repas. Raphaël est un ambassadeur, d'une république imaginaire d'Amérique du sud. Il rencontre souvent Thévenot et Sénéchal avec qui il fait des affaires louches. Ils trafiquent de l'héroïne que l'ambassadeur fait passer par la valise diplomatique. Raphaël est aussi l'amant de Simone Thévenot qui cache sous se tenues amples une maladie de peau. Elle ne veut coucher que dans le noir. Raphaël est également menacée par une jeune femme qu'il qualifie de terroriste.

Les rêves et les souvenirs peuplent les pensées des personnages du Charme discret de la bourgeoisie. Souvenirs d'un jeune soldat qui a tué son père mal aimant dans son enfance. Souvenirs d'un policier qui torture un manifestant. Souvenirs d'un moribond qui veut confesser un meurtre. Rêves d'un autre soldat qui croise sa mère décédée. Rêve de Thévenot qui voit le rêve de Sénéchal. Les souvenirs comme les rêves sont tous plus morbides les uns que les autres, dans un ton lugubre totalement à l'opposé du reste du film.

Le film ne se paye pas ouvertement la bourgeoisie. La subtilité de la critique de cette classe en est d'autant plus corrosive . D'abord, ce sont des gens qui ont le plus grand mépris pour leurs employés. Ainsi, Thévenot teste le chauffeur de l'ambassadeur avec un verre de Martini « il faut être indulgent, c'est un homme du peuple, il n'a pas eu d'éducation ». La bonne des Sénéchal (Milena Vukotic) doit faire face à l'inconséquence de ses patrons et aux remarques déplacées de Simone. Mais c'est surtout, jamais un merci, jamais un regard direct, comme s'ils n'étaient que des meubles.

En revanche, les bourgeois de Buñuel aiment le sabre et le goupillon. L'armée a une place importante dans le récit avec le personnage de Claude Piéplu qui vient faire des manœuvres avec ses soldats dans le jardin des Sénéchal. Qu'on se rende compte, il a un bicorne de Napoléon chez lui (« des bicornes, j'en ai déjà vu trois en France », réplique avec morgue Simone). Les bourgeois sont tout aussi obséquieux avec l’évêque (Julien Bertheau) qui se fait engager comme jardinier, en mode évêque ouvrier, comme il y avait des prêtres ouvriers. L'armée et l'église sont les mamelles de la bourgeoisie.

Ce qu'il est particulièrement jouissif dans Le Charme discret de la bourgeoisie, ce sont les dialogues. Ces gens-là ne parlent de rien. Ou plutôt, les dialogues ne sont que des phrases d'une grande platitude, d'une convention extrême et d'une fatuité à toute épreuve. C'est là que Buñuel et Carrière sont les plus forts. Avec ces dialogues creux, ils exposent au grand jour leur bêtise. Et, quand ils font une promenade digestive sur une route de campagne, ils ne sont pas capables de tenir la moindre conversation. Ni charmante, ni discrète, la bourgeoisie selon Buñuel.




















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